La pêche à la palourde sur la façade ouest du Cotentin n’est pas une nouveauté, il y a plusieurs décennies, cette espèce était déjà recherchée mais dans les années 1980, seule l’espèce européenne (Ruditapes decussatus) était présente. A partir de 1989, l’élevage de palourdes dans les Iles Chausey s’est développé à partir de l’espèce japonaise (Ruditapes philippinarum). Au fil des années, la pêche professionnelle et récréative à la palourde a pris de l’ampleur, pour devenir aujourd’hui un vrai attrait pour la région. Des centaines, voire des milliers de pêcheurs lors des grandes marées se pressent sur certains estrans pour aller rechercher ce bivalve. Les enquêtes réalisées dans le cadre du programme RS2S montrent que les stocks supportent bien ces prélèvements massifs. Toutefois, certains secteurs ont vu leurs densités s’effondrer, probablement la conséquence d’une pêche excessive. Devenue réserve scientifique, le suivi réalisé à la pointe d’Agon ne montre pas de densité en augmentation depuis la fermeture de ce secteur en 2018. Comment expliquer cette dualité et quelle est l’origine des juvéniles ?
Pour tenter de répondre à ces questions, une collaboration s’est développée entre le laboratoire M2C de l’Université de Caen Normandie et le SMEL. L’une des compétences de ce laboratoire de recherche est la maîtrise de l’outil de modélisation numérique des masses d’eau et du couplage avec le vivant. Ainsi, en 2020, une étudiante ingénieur en mécanique (UNICAEN), Souha Ajmi, a testé différentes hypothèses sur l’origine des larves, leurs dispersions et identifié les secteurs de recrutement. Ces premiers résultats étaient prometteurs mais demandaient à être affinés. Cette étude s’est poursuivie en 2021, avec Guillaume Croguennec dans le cadre de son stage de fin d’étude d’ingénieur.
Le couplage de 2 codes de calcul Mars 3D et Ichthyop
La simulation numérique permet de décrire et de prévoir des phénomènes en utilisant des calculs mathématiques. L’utilisation la plus connue est celle des prévisions météorologiques basées sur des modèles mathématiques des masses d’air. La modélisation peut également être utilisée pour prédire l’hydrodynamisme des masses d’eau et donc le trajet des larves de palourdes en fonction du lieu d’implantation des géniteurs, de la topologie, de l’orientation du vent ainsi que de tous les phénomènes qui interagissent. Ces calculs mathématiques complexes se basent sur les équations de Navier-Stokes sous certaines hypothèses, et en se servant de données météorologiques et de marées. Ces calculs sont réalisés partir du code de calcul Mars 3D. C’est donc une modélisation hydrodynamique de la baie du mont Saint Michel en 3 dimensions permet de simuler la destination finale des larves de palourdes au bout d’un mois de vie dans la masse d’eau comme plancton. Déjà utilisé pour d’autres espèces (hermelles, huîtres) dans ce secteur, Mars 3D permet d’obtenir des réponses cohérentes avec nos connaissances de la courantologie de ce secteur de la Manche. Une fois l’hydrodynamisme du golfe Normand-Breton calculée, le code de calcul Ichthyop (Lett et al., 2008) permet de simuler la dispersion des larves de palourdes.
Durée et période d’émission des larves : des paramètres non significatifs
Le modèle a permis de montrer que certains paramètres n’ont pas d’influence sur la destination finale des larves. C’est le cas en particulier de la durée d’émission des larves ; soit les larves sont émises de façon quasi simultanée dans la masse d’eau soit elles sont émises sur une longue période. Sans connaissance précise de la réalité biologique, ces deux hypothèses ont été testées. Il est montré que la durée d’émission ne semble pas avoir d’impact sur le devenir des larves. De même, la force et l’orientation du courant étant variables en fonction du moment de la marée, il aurait été plausible d’avoir un effet sur la destinée des larves. Or le modèle ne confirme pas cette hypothèse. En effet, la durée larvaire étant de près d’un mois, ce paramètre n’a finalement aucune incidence.
Une influence des vents toute relative
La modélisation est extrêmement exigeante en ressource informatique, ainsi, simplifier les données permet de réaliser des économies de coûts et de temps. Il est donc important de tester plusieurs hypothèses concernant l’orientation et la force des vents utilisées dans le modèle. Deux options : soit utiliser le vent « vrai » résultant de mesures durant la période d’émission des gamètes (juin – juillet), soit utiliser des vents standards uniformes (par exemple un vent d’Est ou un vent d’Ouest).
Le modèle démontre qu’un vent homogène d’Est ou d’Ouest va entraîner les larves dans des tourbillons au large où elles vont se retrouver piégées et ne pourront pas participer au recrutement. Au contraire, les variations du vent « vrai » vont permettre de limiter ces rétentions larvaires.
Le modèle est testé en « injectant » des larves à trois moments différents de mi-juin à mi-juillet en utilisant le vent « vrai ». Il est alors observé qu’une partie des larves est plus ou moins transportée vers le large en fonction de la date d’émission et perdue pour le recrutement à la côte. Toutefois, peu importe le moment d’émission des gamètes, une partie des larves se retrouve plaquée sur la façade ouest du Cotentin et peuvent ainsi participer au recrutement.
Un autorecrutement très faible pour les populations de palourde de l’ouest Cotentin
Grâce au modèle lagrangien, il est possible de discriminer les larves selon leur origine. Cela permet de savoir si les sites s’auto-approvisionnent ou non, mais aussi d’analyser plus finement l’impact possible des vents en fonction de l’origine des larves. Pour vérifier cette hypothèse, cinq sites principaux d’émissions de larves ont été identifiés : Chausey, Saint-Martin-de-Bréhal, Lingreville, Agon-Coutainville, Blainville/Gouville.
Pour les quatre populations côtières, le modèle montre qu’il n’y a pas d’auto-repeuplement des palourdes. Les juvéniles ne viennent pas se fixer au même endroit que les parents. Globalement les larves arrivent au même endroit, seules les larves issues des populations de Saint-Martin-de-Bréhal, semble être influencées par le vent. Pour cette population, l’orientation du vent lors de l’émission des gamètes est prépondérante. Il semble que les palourdes issues des élevages des îles Chausey ont un rôle majeur pour la pérennité des populations côtières.
Seules les larves de Chausey et Saint Martin de Bréhal participent au recrutement de la façade ouest
Il est possible d’analyser plus finement le devenir des larves de l’ensemble des populations du golfe Normand-Breton ; les populations de la Baie du Mont St Michel, de Saint Malo, de Portbail et de Jersey sont étudiées. Ainsi, le modèle indique que 80% des larves émises en baie du mont reste dans la Baie du Mont Saint Michel, une petite partie peut atteindre Chausey (10%) ou Saint-Martin-de-Bréhal (10%). Les larves émises dans les élevages de Chausey vont participer au recrutement de la Baie du Mont Saint Michel (40%), de Portbail (30%) et dans une moindre mesure de Saint-Martin-de-Bréhal à Gouville-sur-Mer (10%). Les larves émises à Saint-Martin-de-Bréhal participent à l’auto recrutement pour 2 à 3 % alors que celles émises de Lingreville, Gouville-sur-Mer et Agon-Coutainville n’y participent pas. Les larves émises à Portbail et Jersey atteignent la même destination Chausey et Jersey. Toutefois, pour que les palourdes se fixent et se développent, le substrat et la ressource alimentaire doivent être disponibles et de bonne qualité. La densité très importante au niveau des élevages de Chausey est sans doute à l’origine de la plupart des palourdes retrouvées à la côte.
Enfin, il faut remarquer que les palourdes vivent jusqu’à une dizaine d’années et que l’absence de recrutement une année peut être compensée par un autre important une autre année. Les populations de palourde européenne se maintiennent sur le littoral en dehors d’élevage montrant l’existence d’autorecrutement de cette espèce depuis des centaines d’années. Toutefois leurs effectifs sont faibles et représentent moins de 5% des palourdes pêchées aujourd’hui sur la côte ouest du Cotentin. Enfin, cette étude montre bien que l’élevage de la palourde japonaise à Chausey est à l’origine de son installation en abondance dans les sites auparavant occupés que par la palourde européenne.
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